samedi 12 janvier 2008

Charles à Auguste allait aux glaces



C’était le mois de mars. Et comme chaque mois de mars, Charles à Auguste guettait le débarris dans le fond de la dune. Il avait entendu dire par Fred à Philippe que la mouvée de loups-marins était au large du Corps mort. Alors, il espérait bien que le vent prenne du bon bord pour que les loups-marins s’approchent de la terre.

Pêcheur et chasseur de loups-marins, c’était son métier. Il l’avait appris de son père Auguste qui, lui, l’avait appris de son père Charles qu’on surnommait Cari. « Dur métier» rappelait-il souvent. Mais dès que l’hiver tirait à sa fin, pour lui, c’était le temps d’aller aux glaces. C’était une tradition mais c’était surtout un moyen de faire de la gagne en attendant de r’prendre la pêche avec l’arrivée du hareng.

Chaque soir, avant d’aller se coucher, Charles à Auguste sortait dehors pour voir le temps. Il examinait le ciel, la lune et les étoiles, s’il y en avait, r’gardait la mer et sentait le vent. Il n’avait pas fréquenté les écoles sur la grand’terre, pas plus qu’il n’avait de diplôme de météorologues. Mais, il pouvait prévoir exactement le temps du lendemain. Il disait qu’il avait appris tout ça des vieux et de la nature. « Quand, de la barre du jour à la tombée de la nuit, t’es sur un botte de pêche, avec à peu près rien à part un compas et des lignes pour mesure la profondeur des fonds, t’as du temps pour r’garder et jongler.» Toujours est-il, qu’une soirée du mois de mars, Charles à Auguste rentra dans la maison et dit: « le vent va râler au suête, ça va être bon pour les glaces demain».

Tôt le lendemain matin, toute la famille se lève. Chacun fait ce qu’il doit faire avant le départ, sans un mot autre que pour les nécessités... C’est qu’on connaît le danger des glaces; plusieurs y ont passé des nuits sur la banquise en dérive avant d’être retrouvé, d’autres y ont rendu l’âme. S’il fallait qu’ils ne reviennent pas. Nul besoin de paroles: comme si le dire pouvait faire arriver le malheur. Alors, en attendant que les hommes arrivent, on prépare les victuailles et Charles à Auguste, lui, s’assure que tous ses gréements sont dans le canot.

C’est ainsi qu’à l’aurore, l’escouade de six chasseurs prend la route avec le canot, tout en badgeulant. Une fois arrivés au goulet, les hommes s’arrêtent, scrutent la mer de glace à la recherche de la mouvée. Charles à Auguste crie: « faut virer à l’est du côté de Île d’Entrée, y a fait une brise toute la nuit, la mouvée est par là». Et l’escouade repart. Les hommes marchent et marchent encore sur les glaces flottantes tout en halant leur canot. Ici et là, ils guettent les saignées et les glaces, couvertes de salanges, qui dérivent avec le vent. Ils avancent péniblement mais aucun ne se plaint. C’est que les hommes, pour plusieurs, acadiens de la lignée du grand Dérangement, sont aguerris à la mer et au dur labeur. « La peur, on a pas le temps de se bâdrer de ça quand il faut mettre du pain sur la table et du thé dans la théière.» Soudain, l’un deux hurle: « Dans le canot.» Et les hommes sautent dedans, avant de tomber dans la saignée, c’est la seule façon de sauver sa vie. Les hardes toutes embeurvées, Charles à Auguste dira encore: « Dur métier.»


À terre, on s’inquiète. Les femmes et les enfants vont d’un châssis à l’autre. On met le nez à la porte et on voit bien que le temps se renfordit. Vont-ils être capables de revenir à terre avant la nuit? On s’inquiète, on prie, on implore la Vierge, « c’est tout ce qu’il reste à faire », disent les femmes. La vieille Philomène, elle, qui en a vu d’autres quand Auguste allait aux glaces marmonne: « Courage, courage, rappelez-vous d’où on vient..., c’est pas notre première tempête.»

Au large, les hommes arrivent à la mouvée. Ils chargent le canot tout en guettant le courant et la dérive des glaces. « Il faut pas perdre de vue les Îles et prendre le golfe parce que là, on est fini», dira Charles à Auguste. La noirceur est à veille de tomber lorsque la chasse se termine. Le canot lourdement chargé de peaux de loups marins, les hommes affrontent, de nouveau, les glaces et reprennent la longue route du retour. Ce soir là, en arrivant à la maison, Charles à Auguste sortit du canot un petit loup-marin car sa petite fille voulait voir un bébé loup-marin......

Note de la blogeuse:

Depuis le début des années 80, la chasse au phoque fait l’objet d’une grande campagne de la part des animalistes, au coffre bien garni, ce qui eu pour conséquence de fermer la plupart des marchés. Les chasseurs ne pouvant plus écouler leurs peaux de phoques ont donc dû diminuer, de façon significative, leurs activités de chasse. Depuis, la taille du troupeau a considérablement augmenté et fait craindre des effets importants sur les stocks de poissons dont les phoques se nourrissent. Pendant ce temps, on tente de développer une industrie touristique de l’observation des blanchons sur la banquise. La prochaine histoire pourra peut-être commencer par....C’était le mois de mars. Comme chaque mois de mars, les japonais débarquaient sur la banquise......pendant que les insulaires ne pouvaient quitter leur île....les vols quotidiens avec le continent étant réservés pour les touristes....

Pour se rappeler une facette de la vie de Charles à Auguste, heureusement qu’il reste pour la petite fille qui voulait voir un bébé loup marin, une vieille complainte à écouter :


C’est vers la fin de mars ou à peu près ce temps
De l’an 1911 dans le cours du printemps
Que nous venons d’apprendre le récit malheureux
D’un père, son fils, son gendre et trois autres avec eux

Le matin on s’empresse, on se lève de bonne heure
On marche à grande vitesse, au devant du malheur
On s’en va sur les glaces marchant, marchant toujours
Marchant sans qu’on se lasse, jusqu’au milieu du jour

Ce n’est que vers trois heures qu’on trouve les loups marins
On se charge à mesure pour rebrousser chemin
Mais le vent du contraire qui souffle avec fureur
Entraîne loin de la terre nos malheureux chasseurs

Ainsi la nuit se passe et on attend encore
Le lendemain se passe et l’on attend toujours
Mais la mer gourmande les tient tous dans son sein
C’est pour nous faire comprendre, que sur la terre on est rien
Quelle nouvelle navrante il fallait apporter
Quelle nouvelle déchirante pour toute la parenté
Les femmes s’évanouissent et ploient sous la douleur
L’esprit, le coeur se brisent, à quoi sert le bonheur
Avant que je finisse, il faut vous raconter
Le nom de tous les six, que la mer vient d’appeler
Il y a Daniel Lebel, son fils, son gendre, son neveu
Philias à Arsène ainsi que son fillieu


La complainte des Lebel -Nelson P. Arsenault
Popularisée par Georges Langford

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